Jex en construction : une idéolangue basée sur le principe de pile

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Les idéolangues m’intéressent depuis longtemps. Ce sont des langues qui doivent leur existence non pas aux aléas des siècles et des millénaires, mais à l’activité créative délibérée. C’est en cela qu’elles se distinguent des « langues naturelles », qui sont le fruit de l’accumulation d’une foule de mutations spontanées plus ou moins fortuites qui les travaillent et qui les adaptent graduellement. Ces langues nous sont données avec le monde, et c’est pour ainsi dire sans effort que nous — c’est-à-dire l’humanité — les avons créées et les faisons évoluer.

Mais à ce mot d’effort que j’emploie, il manque peut-être l’épithète de conscient, car il s’agit en fait d’un travail colossal. Les linguistes sont bien au fait de l’infinie complexité des systèmes linguistiques, et malgré les quelques deux mille quatre cents ans qui ont passé depuis Pāṇini, malgré le pouvoir de la technique moderne, nous sommes encore bien loin du jour où nous pourrons dire : « Voici comment fonctionne une langue. »

Même après ce jour, l’effort qu’on devra fournir pour extraire l’information linguistique du cerveau d’un seul locuteur risque d’être absolument phénoménale. Car la langue est un système fait de centaines de milliers de règles, nettement plus que ce qu’aucune grammaire de référence n’a jamais pu arriver à consigner.

Et cela sans parler du fait que ces règles purement linguistiques, en plus du sens conventionnel qu’elles expriment, donnent lieu à un autre niveau de complexité qui a pour effet de modifier l’interprétation des énoncés en fonction du contexte dans lequel ils sont prononcés. Quand au restaurant on entend le serveur nous demander « Est-ce que c’est terminé? », on comprend que ce n’est qu’une manière de dire « Puis-je vous débarrasser? ». De même, « Je prendrais bien de l’eau. » veut souvent dire quelque chose comme « Peux-tu me passer de l’eau? » Ce niveau d’analyse porte le nom de pragmatique et complexifie encore l’interprétation et l’analyse de la langue.

Ainsi, si l’élaboration des langues est inconsciente, elle reste le fruit d’une somme prodigieuse d’efforts, distribués sur des milliers d’années et entre des milliers ou des million d’individus. Ce sont des systèmes de ce genre que se proposent de recréer les idéolinguistes. On imagine bien que cette activité n’a rien d’évident. L’immense complexité — non pas seulement numérique mais structurale surtout — d’une langue et la diversité des formes possibles rend en outre impensable l’élaboration d’une recette fixant la méthode de leur création. C’est en cela que l’art se distingue de la technique.

=> Page Wikipédia sur les langues construites

Le bon goût idéolinguistique

Je souhaite d’abord avertir le lecteur que, l’idéolinguisme étant pour moi une activité solitaire, et bien que je crois connaître plutôt bien les tendances de plusieurs communautés idéolinguistiques, je ne saurais m’en faire le porte-parole, ne serait-ce que le temps de cet article. Gardons alors à l’esprit que je ne parlerai que de ma perspective et de mes impressions. Quelque chose me dit cependant que mon comportement et mes idées ne sont pas totalement originaux.

Les formes linguistiques étant infiniment variées, et puisqu’on est bien forcé de choisir parmi elles si on veut finir un jour par créer une langue, il faut se donner des critères de sélection permettant de préférer une forme à une autre ou une idéolangue à une autre. Ces critères dépendent évidement du ou des buts que visent l’idéolinguiste en créant sa langue. Les combinaisons possibles sont très variées, donc.

Il me semble que tous ces critères, aussi nombreux et divers qu’ils soient, peuvent être réunis sous le concept de beauté, c’est-à-dire qu’ils sont tous l’expression d’une certaine conception de la beauté, dans un contexte particulier. L’idéolinguisme étant un art, la dimension esthétique y joue un rôle de grande importance dans l’orientation et dans l’évaluation des créations. Je ne suis jamais encore tombé sur une idéolangue dont le but n’était pas d’être belle, agréable à entendre ou à utiliser, pour l’idéolinguiste ou pour d’autres. Même des langues comme le lojban ou l’ithkuil, dont les créateurs mettent surtout en évidence l’aspect technique, ne sont pas pour autant dépourvues de motivations esthétiques, ne serait-ce que parce que c’est cet aspect technique qu’on peut trouver beau ; on ne doit pas sous-estimer la valeur de l’élégance dans les créations théoriques. Dans ce genre d’œuvre où l’atteinte de l’objectif — lui-même difficile à définir précisément — est difficile à mesurer, l’idée de beau est nécessairement liée à celle de bon.

=> Page Wikipédia sur le lojban
=> Page Wikipédia sur l’ithkuil

Souligner l’universalité du critère esthétique ne veut pas dire affirmer l’existence d’un étalon universel pour juger des idéolangues. En fait, c’est affirmer précisément l’inverse, car la beauté est éminemment subjective. Tout le monde ne s’entend pas pour dire que telle ou telle autre idéolangue est belle ou déplaisante, bien construite ou mal construite, etc. Cela dépend du but de la langue, ou mieux, de la perception favorable ou défavorable qu’a de ce but celui qui en juge et de l’appréciation de ce juge quant à l’atteinte de ce but.

Mais cette section a pour titre « Le bon goût idéolinguistique ». C’est donc que tous les jugements ne sont pas égaux, pas entièrement subjectifs. Encore une fois cependant, pas d’étalon universelle, mais plutôt diffusion et conventionalisation des jugements esthétiques dans une communauté. Il s’y installe toujours en effet, qu’on parle d’une communauté qui rassemble des amateurs des idéolangues ou d’autres choses, une conception plus ou moins dominante qui impose plus ou moins doucement une idée du beau, un bon goût. Que ce phénomène soit bon ou mauvais ne m’importe pas présentement, je me contente de souligner cette tendance générale[1].

Ce fait a pour corollaire que l’idée de « bon goût » que se fait un individu dépend grandement des personnes qu’il fréquente, de sa socialisation. Le plus souvent, il adoptera leurs jugements, et plus ceux avec qui il interagira viendront d’horizons différents, plus son goût sera raffiné.

Je veux donner quelques exemples de communautés d’idéolinguistes, ainsi que leurs tendances esthétiques. La plus active est probablement celle qui s’est bâtie autour de r/conlangs, sur Reddit. Elle tend à préférer les idéolangues naturalistes, qui tentent d’imiter le mieux possibles l’allure et le fonctionnement des langues naturelles. On observe la même inclination chez le balado Conlangery.

=> Communauté r/conlangs (en anglais)
=> Le balado Conlangery (en anglais)

Si les idéolangues naturalistes sont solidement ancrées dans la liste de diffusion Conlang, les idéolangues idéalistes [2]y trouvent une belle place. Quant à la liste de diffusion Auxlang, elle est exclusivement dédiée aux discussions portant sur les idéolangues auxiliaires, c’est-à-dire sur les langues qui sont créées pour servir de moyen de communication entre les cultures de langues différentes.

=> Liste de diffusion Conlang (en anglais)
=> Liste de diffusion Auxlang (en anglais)

L’Atelier est un forum francophone dédié à l’idéolinguisme. J’admets et je regrette ne pas bien le connaître ; je ne saurais donc pas en donner l’orientation exacte. D’après mes quelques visites, je crois qu’on y trouve de tout, beaucoup d’idéolangues personnelles ne se souciant pas nécessairement de naturalisme, mais aussi des langue idéalistes. Je tenais à mentionner cette communauté en dépit de mon manque de connaissance, car il s’agit de la seule communauté francophone que je connais, et je veux l’encourager ; elle est en outre assez active. Je me donne pour objectif de la fréquenter plus souvent et d’y participer activement.

=> L’Atelier

Plusieurs ont peut-être du mal se représenter un jugement esthétique en idéolinguistique. Sur quoi peut-il porter? Je veux en donner quelques exemples. Il s’agit de critères d’idéolinguistes naturalistes, car ce sont ceux que je connais le mieux.

Le lecteur sera peut-être surpris d’apprendre qu’un critère comme l’euphonie joue rarement un rôle déterminant dans la formulations des jugements sur l’agencement et la distribution des sons d’une langue. Plusieurs communautés (surtout celles qui tendent à préférer les idéolangues naturalistes) se sont dotées de moyens plus sophistiqués et objectifs. L’idée de symétrie du système phonologique en est un. Le système phonologique d’une langue contient l’ensemble ses sons tels qu’ils sont perçus par ses locuteurs. Un son n’est pas une unité inanalysable, mais peut être décomposé en une série des traits distinctifs. Le phonème /p/ a ainsi les traits suivants: pulmonique, occlusive, bilabiale, sourd, oral, etc ; le phonème /b/ ne diffère de /p/ que par ce qu’il est sonore (non sourd), donc par la vibration des cordes vocales au moment de le produire ; le phonème /m/ ne diffère de /b/ que par ce qu’il est nasal (non oral) ; le phonème /t/ ne diffère de /p/ que par ce qu’il est alvéo-dentale (non bilabiale) ; etc. Or, on a remarqué que les phonèmes des langues naturelles tendent à s’organiser autour de ces traits distinctifs. Par exemple, si une langue possède les occlusives /p/, /t/ et /k/ et qu’elle possède aussi la version sonore de /k/ (/g/), on s’attend à qu’elle possède aussi les versions sonores de /p/ et /t/ (/b/ et /d/). Des exceptions existent toujours, mais il s’agit d’une tendance universelle, et on s’attend à en voir le reflet dans les idéolangues naturalistes.

Un autre exemple de critère esthétique qui sous-tend généralement les jugements formulés par les idéolinguistes naturalistes a trait à la présence d’irrégularités. Comme les langues naturelles présentent un nombre variable d’accidents dans l’application de certaines règles grammaticales, une idéolangue qui se veut plausible de ce point de vue doit en contenir au moins un certain nombre. Il en existe deux types : les « irrégularités irrégulières » et les « irrégularités régulières ». Les première sont les vrais irrégularités, qu’on doit apprendre par cœur et qu’on ne peut vraiment généraliser. Les secondes sont en fait le résultat de l’application de certaines règles dans un certain environnement. Ainsi, la règle du « h » aspiré en français est un exemple d’irrégularité irrégulière, car il n’existe pas de règle synchronique qui permette d’identifier les mots qui demandent l’élision de l’article défini et ceux qui l’interdisent ; il faut apprendre par cœur qu’on dit « le héros » et non « *l’héros » et qu’on dit « l’harmonie » et non « *la harmonie ». En revanche, dans une langue comme le catalan, la règle d’élision de l’article défini est un exemple d’irrégularité régulière. Elle stipule que l’article doit être élidé devant une voyelle, sauf si cette voyelle est /i/ ou /u/ et qu’elle n’est pas accentuée[3]. Ainsi, on dit « la universitat » (l’université) et non « *l’universitat », car ici l’accent tombe sur la dernière syllabe, et on dit « l’u d’octubre » (le premier octobre) et non « *el u d’octubre » parce que l’accent tombe sur le /u/. Une idéolangue naturaliste devrait donc inclure des irrégularités des deux types et devrait idéalement justifier leur existence à l’aide d’une explication plausible de leur émergence.

Il en existe beaucoup d’autres, et j’aurais pu ajouter à ces critères ceux de la cohérence interne, du niveau de complexité approprié, de l’originalité des moyens grammaticaux, de la monumentalité de l’œuvre, etc.

L’idée de bon goût idéolinguistique qu’on a développé, n’est pas qu’un guide, cependant. Il peut parfois dérouter et asservir le disciple. Il m’est en effet arrivé quelques fois de me dire que la création serait plus simple si on ne m’avait pas montré de standards aussi élevés, pour ainsi dire. J’ai d’ailleurs remarqué que les idéolinguistes qui ont commencé leurs activités avant l’avènement d’internet et donc avant l’établissement de la grande majorité des communautés idéolinguistiques ont souvent créé une seule langue, à laquelle ils pouvaient concentrer toutes leur énergie et leur créativité idéolinguistique. À l’inverse, il n’est pas rare et même plutôt normal aujourd’hui pour une seule personne de créer une foule de langues plus ou moins achevées. Si mon impression est vraie, on pourrait proposer que les idéolinguistes, qui étaient avant complètement coupés (ou presque) de leurs camarades, tendaient à être plus satisfaits de leur idéolangue que moi et mes contemporains, qui aurions acquis des standards que nous peinerions à atteindre.

J’ai étudié plusieurs idéolangues et, homme de mon temps, j’ai entrepris d’en créer un certain nombre. Parmi les quelques heureuses d’entre elles qui ont dépassé le stade de simple brouillon, il en est une qui, bien que tout soit relatif, se démarque par sa maturité et la précision de sa description. Cette langue, je lui avait donné le nom de syosta. Elle possède une grammaire s’étendant sur un peu plus de cent pages de livres de poche et un dictionnaire dépassant les quatre cents entrées[4]. Inutile de dire que les langues naturelles, de même qu’un grand nombre d’idéolangues, sont beaucoup plus riches et détaillées, mais ce stade de développement est dans le domaine du respectable selon moi.

Le syosta rassemble un certain nombre de caractéristiques qui me plaisent beaucoup : l’ergativité, les manipulation de la valence et les contraintes sur la relativisation, notamment. Mais je n’en suis pas satisfait. Elle est le fruit d’un projet scolaire et porte la trace de l’empressement avec lequel le calendrier m’a forcé à en mener le développement. C’est peut-être en raison de ce manque de temps que je voyais transparaître dans la langue que, une fois le travail remis, je ne lui ai plus touché.

Mon intérêt pour l’idéolinguisme n’a pas faibli, seulement, ce projet m’a aussi permis de saisir dans sa pleine mesure ce qu’il faut de temps et d’efforts pour construire une langue, une langue détaillée et subtile, une langue dont je pourrais être fier, qui pourrait enfin me satisfaire. Je ne peux donc pas me tromper trop souvent si je veux avoir le temps dans ma vie de créer une langue mature qui me plaise. Cette entreprise, si je la veux durable, doit dès ses débuts s’engager sur un chemin favorable.

Un principe

J’aime croire que je suis un homme de principe ; je veux donc choisir pour ma langue un principe qu’elle devra pleinement respecter. C’est lui qui guidera mes choix et c’est par lui que je pourrai mesurer la réussite ou l’échec de mon idéolangue. Je veux parler du principe que j’ai choisi et des raisons, pratiques et esthétiques, qui ont conduites à ce choix.

Comme on doit déjà l’avoir compris, j’ai été grandement influencé par le courant naturaliste de l’idéolinguisme ; c’est par lui que j’ai découvert cet art. Or, depuis quelques temps, je tente de l’abandonner. Ce n’est pas que j’en rejette maintenant les visées, que je les trouve moins louables, au contraire. C’est plutôt que, d’abord, j’ai le sentiment que je ne pourrai jamais, dans ce cadre, créer une idéolangue qui me plaise, qu’il me serait impossible de satisfaire le principe naturaliste : il est trop ambitieux ; il surpasse mes capacités. Ensuite, j’ai le bonheur d’avoir découvert un principe alternatif tout aussi séduisant, seulement, à ma portée je crois.

Nous savons depuis Saussure que la langue est une convention arbitraire et que, dans les limites qu’impose la faculté de langage, la forme d’une langue ne dépend finalement que d’une suite d’événements contingents. Il suffit pour s’en convaincre de jeter un coup d’œil à la diversité des langues du monde. Pour l’idéolinguiste, cela signifie qu’il lui faut choisir parmi une infinité d’options. Il est facile de se perdre dans cet abondance ; c’est certainement mon cas. Comment arrêter son choix si on ne connaît qu’une infime fraction des possibilités? Comment ne pas anticiper un regret en s’imaginant découvrir plus tard, lorsqu’il sera difficile de reculer, une option qui nous plairait davantage? Il me faut limiter les options possibles. Je place mon espoir dans la contrainte et dans l’ignorance.

Plus un principe est contraignant, plus il oriente la création. Les options ne disparaissent pas pour autant, mais un cadre plus restrictif aide à les filtrer. Je postule que si la contrainte plaît au créateur la création lui plaira aussi.

J’envie parfois les créateurs des premiers temps de l’idéolinguisme pour qui l’abondance des options devait sembler plus légère. D’une part, d’options, ils en avaient considérablement moins, car elles ne se diffusaient pas aussi facilement et étaient donc bien moins accessibles. On n’a pas besoin de ce qu’on ignore, disait Laborit. D’autre part, les risques d’un choix importaient bien moins. Non seulement obéissaient-ils à un sens esthétique souvent moins exigeant, mais aussi le choix lui-même était en quelque sorte secondaire. Les premiers idéolinguistiques étaient les premiers habitants d’un nouveau monde, et ce qui importait alors était de défricher, de bâtir et de semer. Il fallait manger et passer l’hivers ; voilà à quoi se mesurerait le succès. Ces tâches ne demandent plus autant d'effort et de créativité à nous qu'à nos prédécesseurs, et aujourd'hui c’est sur l’allure de la maison qu’on se concentre pour juger du travail d’un idéolinguiste. Ce serait une bonne stratégie, il me semble, pour alléger le poids et le nombre des options, que de faire comme les anciens et de défricher de nouvelles terres, là où les conceptions esthétiques que j’ai acquises perdent de leur pertinence. Les forêts vierges se font rares dans le domaine du naturalisme.

Qu’on me comprenne bien : il ne s’agit pas de faire une langue médiocre. Il s’agit au contraire de m’organiser pour éviter la médiocrité. J’identifie mes critères esthétiques, j’identifie mes limites et je cherche le moyen de satisfaire les uns en respectant les autres. De même, il ne faut pas se méprendre sur l’attitude : je ne me résigne pas à délaisser le principe naturaliste, ce n’est pas non plus par résignation que j’adopte un autre principe. Chronologiquement, l’alternative est arrivé avant le désir d’alternative ; il n’y a jamais eu recherche, mais trouvaille puis comparaison.

Quel est donc le principe qui orientera le développement de mon idéolangue? Ce principe sera la pile.

La notion de pile

Un pile est une structure de données très simple mais aussi très polyvalente. Elle fonctionne comme une pile ordinaire : les éléments sont empilés les uns sur les autres, on ne peut accéder qu’à l’élément supérieur et on ne peut ajouter des éléments à la pile qu’en les plaçant à son sommet.

=> Article Wikipédia sur la pile

L’analogie avec un certain mode de calcul arithmétique sert souvent à en exemplifier le comportement. La pile illustrée ci-bas peut ainsi être le résultat de l’empilement successif de 8, de 43 et de 61, dans cet ordre.

 —————
| 6 1 | <--- Sommet de la pile
 —————
| 4 3 |
 —–––— 
|  8  |
 —————

Dans cette configuration, seul 61 est accessible. On peut manipuler la pile par des opérations. Supposons un opérateur de sommation +. Il fonctionnerait de la manière suivante : il dépilerait 61, dépilerait 43, en ferait la somme et empilerait le résultat, dans cet ordre. L’important ici, c’est que seul l’élément supérieur est accessible. Voici l’état de la pile après cette opération.

 —————
| 104 |
 —–––—
|  8  |
 —————

Un opérateur de soustraction - fonctionnerait de manière analogue. En voici le résultat.

 —————
| -96 |
 —————

Dans la notation que nous avons coutume d’utiliser, ce calcul peut être représenté ainsi :

8 - (43 + 61)

Il existe une notation alternative à celle qui nous est familière, dont les expressions se calculent très simplement à l’aide d’une pile. Il s’agit de la notation polonaise inverse, dans laquelle, plutôt que de se placer entre leurs opérandes, les opérateurs se placent à leur droite. Ainsi, 2 + 3 est s’écrit 2 3 + dans cette notation, et 8 - (61 + 43) s’écrit :

8 43 61 + -

Pour interpréter le résultat à l’aide d’une pile, il suffit de lire les éléments de gauche à droite, et selon leur nature, de les empiler ou de les appliquer, les nombres s’empilant et les opérateurs s’appliquant. Voici l’évolution de la pile au cours de l’interprétation de la représentation de notre calcul en notation polonaise inverse. Chaque colonne correspond à l’état de la pile après la lecture d’un élément.

                 —————
                | 6 1 |
         —————   –––––   –––––
        | 4 3 | | 4 3 | | 104 |
 –––––   —––—–   –––––   –––––   –––––
|  8  | |  8  | |  8  | |  8  | | -96 |
 —————   –––––   –––––   –––––   –––––

Remarquons que la notation polonaise inverse ne fait pas usage des parenthèses : l’ordre d’application des opérations est donné par l’ordre d’apparition des opérateurs correspondants. Ainsi, plutôt que de placer des parenthèses, on change l’ordre relatif des opérateurs et des opérandes.

8 43 61 + - = 8  - (43 + 61) = -96
8 43 61 - + = 8  +  43 - 61  = -10
8 43 - 61 + = 8  -  43 + 61  =  26
…

=> Article Wikipédia sur la notation polonaise inverse

Cette notation me séduit par sa simplicité, par sa flexibilité et par son élégance. Sa simplicité vient de ce que ses règles syntaxiques sont très peu nombreuses et prévisibles. Elle peut se passer complètement de la notion de la priorité des opérations, par exemple. Elle est flexible notamment car elle n’est pas limitée à des opérateurs unaires ou binaires. On peut en effet imaginer un opérateur ternaire PLUS_MOINS, qui soustrait à un nombre la somme de deux autres nombres.

8 43 61 PLUS_MOINS =
8 43 51 + -

On peut aussi imaginer un opérateur empilant plus d’un élément sur la pile. En voici un exemple assez artificiel :

UN_DEUX + =
1 2 +

Son élégante vient de sa simplicité et de sa flexibilité.

La syntaxe de ma langue fonctionnera donc comme une pile. Peut-être ne voit-on pas bien comment une langue peut fonctionner selon ce principe. En fait, on peut faire l’analogie entre nombre et nom et entre opérateur et verbe. Par exemple :

2 1 -
moi pain manger
Je mange du pain.
lui Dieu croire
Il croit en Dieu.

Mais le modèle de la pile n’est pas équivalent à celui d’une langue tête finale, dans laquelle la tête est toujours placée à la fin du syntagme. Les différences fondamentales sont trop complexes pour que je les expose ici ; je les réserve pour un autre article. Je peux tout de même en donner un exemple. Puisque la pile est une structure simple, on peut la modifier simplement. On peut par exemple inverser l’ordre de deux éléments.

pain moi INV manger
Je mange du pain.

On peut supprimer un élément.

moi pain patates SUPP manger
Je mange des patates

On peut dupliquer un élément.

Ami DUP parle
Un ami parle à un ami (ou : Des amis se parlent)

Et cetera.

La pile n’est pas un principe idéolinguistique totalement inexploré. Le fith, entre autres, est basé sur ce principe. Cependant, si sa qualité de pionnier et la nature du principe suffit à rendre l'idéolangue digne d’éloge, je ne trouve pas son approche satisfaisante. Le mode d’interprétation des phrases est très peu détaillé, par exemple. En particulier, je me demande comment un prédicat (un verbe) peut être modifié s’il consomme ses arguments et disparaît aussitôt qu’il est placé sur la pile. La langue est somme toute très peu documentée.

=> Page sur FrathWiki (en anglais)
=> Page Langmaker archivée (en anglais)
=> Survol par David J. Peterson (en anglais)

Le principe de pile satisfait tous mes critères. D’abord, il est contraignant. Il réduit considérablement le nombre des options ; les structures présentes dans les langues naturelles ou dans d’autres idéolangues ne s’appliquent pas (ou alors très difficilement) à une langue à pile. Ce fait contribue beaucoup au respect de la contrainte d’ignorance et réduit encore une fois le nombre des options. Puisque la pile est un appareil syntaxique très peu exploré en idéolinguistique, mises à part celles venant du fith et de quelques autre pionniers, les options se limiteront à ce que je pourrai imaginer.

Le jex

Cette langue dont je planifie le développement et dont cet article est l’acte de naissance, je l’ai baptisée jex ([ʒeʃ], « jéche »). J’ai l’intention d’en faire une idéolangue personnelle, qui se développera en même temps que moi.

Je compte l’apprendre. Les structures d’une idéolangue basée sur le principe de pile sont évidemment très différentes de celles des langues naturelles, et on peut douter de la capacité d’un humain à l'apprendre. Je suis sceptique moi aussi. Je suppose qu’il est impossible pour un humain d’exploiter tout le potentiel de la pile, mais ça ne veut pas dire qu’un sous-ensemble pas tout à fait équivalent aux langues naturelles soit hors de sa portée. Ce sera au moins l’occasion d’en apprendre plus sur notre faculté de langage.

Je rendrai compte du développement du jex dans des articles subséquents. Au travail!

Notes

[1] Je peux tout de même en dire quelques mots. Une communauté d’individus est fondamentalement une communauté d’intérêts, et ce sont ces intérêts qui l’unissent et la maintiennent. Ainsi, si, par exemple, cette communauté rassemble des partisans de la création d’une langue internationale destinée à favoriser la communication au sein de l’humanité, il est essentiel d’accorder une certaine prépondérance aux discussions qui ont trait à ce thème, plutôt qu’aux langues de Tolkien, par exemple. L’intérêt d’une communauté peut évoluer avec le temps, mais il importe que ce changement se fasse surtout de l’intérieur, sans quoi la communauté risque la dissolution. Une certaine unité dans les jugements est donc utile, nécessaire même, pour favoriser les discussions qui intéressent les membres d’une communauté. En revanche, des jugements trop intransigeants ne sont pas favorables à la communauté. Si les intérêts de ses membres sont particulièrement nichés, elle risque la disparition en refusant l’apport de ceux dont les idées sont assez semblables mais pas suffisamment compatibles. Si cette intransigeance est imposée par un petit nombre, elle risque aussi de faire fuir des membres, qui ne se reconnaîtraient alors plus dans son attitude. Au contraire, il n’existe pas de ciment plus fort si elle est unanime.

[2] N’ayant pas trouvé dans la tradition francophone de terme satisfaisant pour traduire « engelang » ou « engineered language », j’ai décidé d’en forger un moi-même. J’ai choisi celui d’idéolangue idéaliste car il suggère que les langues de ce genre ont été créées pour concrétiser un idéal. Dans le cas du lojban, il s’agit de la minimisation des ambiguïtés à l’aide de la logique des prédicats, dans le cas du toki pona, il s’agit de la recherche du minimalisme, etc. Il y avait bien l’option d’« idéolangue expérimentale », mais elle me semble accorder une trop grande importance à l’originalité et à l’innovation. Toute idéolangue première en son genre est expérimentale, mais ce n’est pas nécessairement là son trait caractéristique. Si on se mettait en grande nombre à faire des idéolangues logiques du même style que le lojban, il s’en suivrait forcément une certaine normalisation, et l’activité perdrait son caractère expérimental, sans que l’essence de ce genre d’idéolangues s’en trouve altérée.

[3] Notons cependant que, si en catalan le placement de l’accentuation suit des tendances morphophonologiques certaines, plusieurs exceptions existent.

[4] Peut-être les retoucherai-je un jour de manière à les rendre publiables ici.

— Selve